BECHOL LASHON Français – Origine

sibonyDaniel Sibony

Tout événement important met en jeu votre origine ; il vous défie de la ressaisir, de l’articuler à d’autres événements pour faire tenir une histoire.
Mais quand cet événement c’est votre origine elle-même, qui remonte à la surface après avoir été enfouie sous un couvercle de silence, sous une dalle de déni millénaires? Alors l’événement est sidérant, sidéral, hallucinant au sens propre : cette ville était depuis 26 siècles un objet de désir, d’imploration, de prière ; cet Objet a tellement manqué qu’il a été halluciné. Et voilà que le 6 juin 67, (grâce à plusieurs hasards et à quelques nécessités dont la rencontre s’appelle « miracle »), l’Objet s’est présenté dans le réel, reliant toutes les attentes frustrées, faisant sauter toute une chape de la mémoire.
Essentielle apparition : l’objet était là, dans sa nudité réelle, on l’avait sous les yeux, il « confondait » les deux visions – symbolique et imaginaire. Le passé immémorial devenait présent, lui qui n’était retenu que par le Texte et par les voix qui le chanje sais pasfil des siècles. Ce présent ramenait tout droit au passé lointain qui à son tour éclairait ce cadeau du temps, ce présent inouï.
Car l’événement essentiel est une déchirure du temps normal, chronologique, il met à nu votre ancrage dans l’être et fait surgir de l’abîme un Objet chargé de temps, un édifice qui vous redonne tout le temps invécu, tout le bloc de temps qui attendait depuis longtemps, qu’on vienne le prendre.

C’est une consolation brutale pour ceux qui, même en silence, ponctuent tous leurs vœux par le nom Jérusalem, symbole de ce qu’il ne faut pas oublier. Leurs vœux ou leur prière. Prier, c’est appeler en espérant qu’un point d’écoute se fasse entendre, venant du grand Ailleurs ; et quand on reçoit en retour le message « Eh bien, c’est entendu », on est tout désemparé. Bien sûr, les fonctionnements se déclenchent, les fonctionnaires s’activent, chacun dans son domaine, mais comment panser la plaie ainsi rouverte ? Comment appeler encore vers Autre chose à travers le nom de cette ville ? La plaie restera impensée. Avoir la ville, pouvoir l’appeler en y étant, c’est découvrir la profondeur abyssale de l’appel vers l’être, vers le Nom de l’être (shém YHVH) qui en principe l’habite.
Les soldats Israéliens ont rendu à leur peuple un morceau de son origine marquée par le Verbe de l’être, un fragment d’être incandescent, en quatre lettres, qu’il s’agit de conjuguer à l’infini.

Ceux qui jusque-là régnaient sur la Ville antique ont durement ressenti cette reprise. La voir réintégrer les siens qui, jusque-là, ne pouvaient y être qu’en posture soumise, fut pour eux un malheur. À double titre : ils ont eux-mêmes fait l’acte manqué qui a permis cette retrouvaille de l’Objet perdu. (Si le roi jordanien n’avait pas attaqué, la Ville serait restée sous sa coupe ; mais justement, la fraternité islamique l’obligeait à attaquer.) D’où l’autre titre : cette reprise de la Ville allait droit dans le Coran pour y exhumer la Bible, qui était recouverte comme un parchemin enterré. Il suffoquait depuis longtemps, avec pourtant cette phrase d’Isaïe : la Parole de YHVH sort de Jérusalem. On peut maintenant parler à livre ouvert, pourvu qu’on en ait le courage, celui de l’ouverture à l’histoire.

*Daniel Sibony est Écrivain et psychanalyste