BECHOL LASHON Français – Souvenir du dernier survivant du ghetto juif de Rome

DI-SEGNIPar Federico Maccioni*

Il y a 75 ans par un petit matin nuageux d’automne, les habitants du ghetto juif de Rome ont été brusquement réveillés au son assourdissant des bottes dans l’escalier, par les claquements de portes et les ordres hurlés dans un accent étranger.

Le 16 octobre 1943 à 5h30, 300 soldats allemands ont débuté leur chasse et la rafle des Juifs de Rome alors que leurs victimes étaient paisiblement endormies, dans l’attente d’un matin habituel de Shabbat. Mais ce matin-là ne serait pas habituel.

A 12h, l’opération anti-juive dirigée par le commandant SS Herbert Kappler était terminée. Après avoir attendu pendant 30 heures, les 1 023 Juifs qui ont été arrêtés dans la rafle ont été envoyés à la gare de Tiburtina en direction d’Auschwitz-Birkenau.

Seulement 16 de toutes les victimes – 15 hommes et une femme – sont rentrés au pays deux ans plus tard. Lello di Segni était l’un deux. Dernier survivant de cette déportation, il est mort le 26 octobre dernier à l’âge de 91 ans.

Né le 4 novembre 1926, Di Segni était le plus jeune des quatre enfants de Cesare De Segni et d’Enrichetta Zarfatti. Il étudiait dans une école mixte jusqu’en 1938, quand les lois de ségrégation fasciste ont été adoptées. La famille vivait dans une maison sur Portico d’Ottavia, une rue dans le ghetto juif historique le long du Tibre.

Dans un entretien avec l’historien Marcello Pezzetti, Di Segni avait raconté comment, dans la soirée du 15 octobre, des soldats allemands ont empêché les Juifs locaux de ne pas quitter le quartier. Ils avaient découragé toute tentative de fuite, avait expliqué Di Segni, en mitraillant les murs extérieurs des maisons du quartier.

De fait, même si un armistice entre l’Italie et les Alliés avait été signé en septembre, de nombreux Juifs avaient décidé de rester à Rome. Ils ont été trompés par un faux sentiment de sécurité, après avoir payé une « rançon » importante de 50 kg d’or aux Allemands le 28 septembre pour éviter d’avoir à livrer 200 personnes à la déportation.

Trompés par les Allemands, les Juifs romains ont tout de même été déportés ; le numéro d’identification donné à chaque prisonnier de camp de concentration a été inscrit à tout jamais dans les avant-bras des survivants.

Pendant l’internement de Di Segni à Auschwitz et ensuite à Dachau, on le connaissait seulement comme « 15 85 26 ». Déporté avec toute sa famille, il a été le seul enfant à survivre, avec son père Cesare, qui a été envoyé travailler dans les mines de charbon d’Upper Silesia.

« Comme un cheval, le numéro épinglé sur mes vêtements disait que je n’étais rien d’autre qu’une bête », avait déclaré Di Segni à Pezzetti.

Après 30 jours à Auschwitz, Di Segni a été transféré dans le ghetto de Varsovie, où il avait la responsabilité de se débarrasser des débris et des décombres, mais aussi de la construction de nouveaux fours crématoires et chambres à gaz dans le camp de concentration de Varsovie.

Et alors que les troupes soviétiques avançaient sur le front de l’est, Di Segni a été envoyé dans le camp d’Allach, et puis à Dachau, où il a finalement été libéré par les forces américaines.

Une communauté décimée

Di Segni était parmi les 2 489 Juifs arrêtés par les nazis en Italie. Même si les résidents locaux de Rome n’étaient pas souvent très coopératifs avec les efforts de déportations contre les Juifs et la police n’était pas considérée comme fiable par les nazis, 1 898 autres Juifs ont été arrêtés par les Italiens à travers le pays.

312 autres Juifs ont été arrêtés par des actions communes italiennes et des nazis. Il n’y a pas de preuves des responsables pour les autres 2 314 arrestations.

Lors d’une conversation téléphonique, Aldo Pavia, le vice président de l’Association nationale des déportés politiques italiens dans les camps de concentration nazis – il est lui-même le fils de Juifs déportés – a déclaré au Times of Israël qu’une fois revenu à Rome, Di Segni a gardé le silence pendant des années sur les terribles épreuves qu’il avait vécues.

Di Segni voulait retrouver une vie normale, pour oublier ce qu’il avait vu et subi. Il avait peur que les gens ne croiraient même pas son histoire, a déclaré Pavia.

« Notre amitié allait au-delà de son expérience dans les camps. J’étais fasciné par la manière dont il décrivait l’atmosphère à Rome dans les années qui avaient précédé et suivi ces événements tragiques », a avoué Pavia. Il a souligné que la rafle du 16 octobre 1943 avait eu un impact fort, non seulement sur la communauté juive, mais aussi sur la ville entière.

Pavia a également expliqué comment Di Segni avait l’habitude de minimiser son rôle de témoin, affirmant que son témoignage allait, en fin de compte, seulement s’ajouter à ce que sa cousine Settimia Spizzichino avait déjà raconté.

Spizzichino était la seule femme parmi ces 16 survivants qui sont rentrés à Rome. Elle est devenue une figure italienne importante du temoignage sur les crimes commis pendant la Shoah.

Se remémorant des longues conversations que les deux hommes avaient dans un bar rue Catania au centre de Rome et que Di Segni avait l’habitude d’appeler son « bureau », Pavia a noté que quand ils étaient tous les deux ensemble, Di Segni parvenait à dépasser sa réticence à s’exprimer sur cette tragédie. Di Segni partageait ces histoires atroces, a expliqué Pavia, comme s’il se cachait derrière un arbre pour éviter d’être repéré par un camion de SS.

Même s’il était réservé et qu’il fallait parfois l’inciter à parler, Di Segni allait dans les écoles pour partager son histoire avec des élèves tant que sa santé le lui permettait, a déclaré Sandra Terracina du Centre pour la documentation contemporaine juive au Times of Israël.

Di Segni a aussi écrit un livre, Buon Sogno Sia lo Mio, (J’espère faire de beaux rêves), dont le titre est inspiré par une petite prière que les parents de Di Segni lui avaient appris à réciter avant d’aller au lit, a expliqué Pavia.

La perte d’un homme – et de ses souvenirs

Les responsables des communautés juives d’Italie et de Rome pleurent la perte de Di Segni.

« Avec sa disparition, nous perdons la mémoire de ceux qui ont souffert pendant la rafle du 16 octobre et ont survécu pour nous en parler », a déclaré Ruth Dureghello, la président de la communauté juive de Rome.

Lello Mieli, le conseiller de la communauté, a déclaré au Times of Israël que Di Segni avait été comme un père pour lui. Etant donné que chaque membre de la communauté juive avait perdu des proches dans la Shoah, a expliqué Mieli, ils ont essayé de prendre soin de survivants comme Di Segni, qu’il appelait « l’un des diamants de la communauté ».

« A mesure que les gens disparaissent, nous avons peur que leurs témoignages aussi disparaissent », a déclaré Liliana Segre, une autre survivant de la Shoah et sénatrice italienne à vie lors d’une conférence au lycée Gelasio Caetani à Rome.

La maire de Rome, Virginia Raggia, a également posté un message de condoléances sur Twitter.

Plus tôt ce mois, Segre, qui comme Di Segni était engagée dans la mission de poursuivre le témoignage de ce que les Juifs avaient subi par les nazis, a commenté le climat de haine qui semble avoir refait surface en Italie ces derniers mois.

De fait, selon l’Observatoire de l’antisémitisme, les incidents antisémites en Italie ont considérablement augmenté au cours des quatre dernières années. Rien qu’en 2018, il y a eu jusqu’à présent 159 épisodes, incluant des graffiti racistes et des publications sur les réseaux sociaux.

Lors de la manifestation néo-fasciste du 29 octobre au lieu de sépulture de Benito Mussonli à Predappio, la militante Selene Ticchi – ancienne candidate à la mairie de la ville de Budrio avec le parti d’extrême droite Nouvelle force – a porté un t-shirt avec le logo « Auschwitzland« , comparant le camp de la mort à un parc d’attraction ».

Interrogé pour savoir ce que l’on pourrait faire pour mettre un terme à cette vague de haine, Pavia a expliqué que le danger aujourd’hui, comme il y a 75 ans, était de « négliger ces signaux et qu’ils tombent dans l’indifférence », ajoutant que « l’antisémitisme se cache souvent derrière des revendications anti-sionistes ».

« On ne peut pas le reprocher aux jeunes générations parce qu’elles n’ont pas et ne peuvent pas avoir la mémoire de ces événements », a déclaré Pavia, soulignant que si l’on se contente de parler de l’horreur de la Shoah, cela « risque de transformer ces souvenirs en film ».

Selon Pavia, une mémoire collective peut être construite à travers une combinaison de documents historiques, éducatifs et explicatifs non seulement de comment, mais du pourquoi certaines choses se produisent.

Pavia a rappelé que le souvenir le plus fort de Di Segni était probablement le moment où, incapable de se tenir sur ses pieds, il a été sorti de baraque en bois à Dachau par ses compagnons et il s’est rendu compte que le camp avait été libéré par les troupes américaines.

A ce moment-là, a dit Pavia, Di Segni s’était souvenu s’écrier : « Maintenant, je suis heureux ».

*Times of Israel Français 26.01.2019