BECHOL LASHON Français – Pourquoi 189 000 Juifs soviétiques sont allés en Italie plutôt qu’en Terre Promise
Al’âge de 10 ans, Michael Drob a quitté l’Union soviétique et est devenu un réfugié apatride.
Pendant presque un an, il a partagé une pièce avec sa soeur aînée, ses parents et sa grand-mère en Italie. Dans la chambre, il y avait un seul lit – où se reposait sa grand-mère tandis que le reste de la famille passait la nuit sur le sol. Aujourd’hui ingénieur logiciel et Américain, Drob se souvient de cette année comme d’un moment heureux : Au lieu d’aller à l’école, il lavait des voitures aux coins des rues pour aider ses parents à acheter de quoi manger.
Les expériences vécues par sa famille et par d’autres Juifs soviétiques qui ont immigré aux Etats-Unis via l’Autriche et l’Italie dans les années 1980 sont au coeur du nouveau documentaire qui a été réalisé par Drob, intitulé ‘Stateless’ (Apatride), et qui est sorti en DVD fin février.
« Cette vague d’immigration spécifique n’a jamais été mentionnée dans un film, c’est un sujet qui n’a jamais été couvert », commente ce père de trois enfants âgé de 39 ans, co-auteur de ce film aux côtés de son épouse Victoria. « Un jour, j’ai décidé de découvrir pourquoi les Etats-Unis avaient refusé le statut de réfugié à ma famille alors qu’on immigrait. Cette démarche ne m’a pas apporté de réponses, mais elle m’a conduite à des histoires sur l’immigration ».
Un demi-million de Juifs ont pu sortir d’Union soviétique entre 1970 et 1990 grâce à des visas israéliens. Mais sur ces derniers, approximativement 189 000 personnes ont choisi de ne pas aller en Israël mais de devenir des réfugiés en Autriche et en Italie, en espérant s’assurer des visas pour les Etats Unis.
Empêchés par les autorités soviétiques de prendre leurs économies avec eux (chaque individu pouvait emporter simplement 96 dollars) et obligés d’abandonner leurs passeports soviétiques, ces Juifs ont quitté l’URSS pratiquement sans argent mais emportant des valises remplies de bibelots à vendre sur les marchés italiens. Personne ne savait si – et quand – il serait possible de bénéficier d’un passeport américain, ni pourquoi certains étaient acceptés tandis que d’autres se voyaient refuser l’entrée sur le territoire.
Drob, qui n’est pas réalisateur de film à la base, a appris la production vidéo alors qu’il dirigeait une entreprise de réalisation de films de mariages avec son épouse. Après avoir obtenu une petite subvention pour faire le documentaire, une aide accordée par le COJECO (Council of Jewish Emigre Community Organizations), une organisation à but non-lucratif qui finance des projets pour les Juifs russes à New York, il a commencé par enregistrer des entretiens avec des gens qui lui étaient proches – ses parents et ses beaux-parents, et des amis qu’ils avaient gardé de l’époque de leur séjour en Italie.
Dans le film, le beau-père de Drob Alexander Korenfeld partage l’un de ses souvenirs. Lorsque sa famille était arrivée en Italie après 18 heures passées dans un train surpeuplé, elle avait été prise en charge par des gardes armés qui avaient séparé les hommes et les femmes. On leur avait donné dix minutes pour sortir tout ce qui leur appartenait du train. Tout le monde avait alors paniqué.
‘Dans son esprit, il était en train de dire adieu à sa famille’
« Ce n’était qu’une question d’efficacité, pour que les femmes et les enfants sortent du train et que les hommes puissent le décharger », explique Drob. « Mais dans son esprit, il était en train de dire adieu à sa famille. Tout le monde savait ce qui était arrivé pendant la Deuxième guerre mondiale aux réfugiés juifs ».
Drob indique que les gardes armés étaient présents pour assurer la sécurité des réfugiés après un incident survenu en 2013 au cours duquel des terroristes palestiniens avaient pris en otage un groupe de Juifs soviétiques.
A un autre moment du film, Korenfeld se souvient être allé chez le boucher en Italie en demandant des os pour « nourrir son chien ». En fait, ces os servaient à nourrir sa famille : Il n’avait pas d’argent pour acheter à manger.
La famille Korenfeld est restée peu de temps en Italie, parvenant très rapidement à obtenir des visas pour l’Amérique.
Dans la propre famille de Drob — son père avait décidé de quitter l’URSS après avoir été renvoyé de son poste de violoniste dans un orchestre à Riga parce qu’il était juif – il a eu moins de chance. Après deux refus de visas, son séjour en Italie a duré dix mois.
Ignorant la raison pour laquelle certains recevaient des visas tandis que les autres se les voyaient refusés, les réfugiés ont tenté d’exagérer leurs liens au judaïsme en espérant que dans la mesure où les organisations juives mettaient la pression pour aider les Juifs à quitter l’URSS, ceux qui montraient un lien plus fort au judaïsme auraient plus de chance d’être admis aux Etats-Unis, explique Drob.
De nombreux hommes et petits garçons ont ainsi été circoncis en Italie, raconte-t-il – et pas pour des raisons religieuses.
« Je me souviens de ces hommes qui pendant des semaines déambulaient en souffrant le martyre. Vous pouviez dire en regardant la manière dont ils marchaient qu’ils venaient de se faire circoncire », se rappelle-t-il.
Et en effet, au cours de leurs rendez-vous à l’ambassade américaine, il était toujours demandé aux réfugiés s’ils avaient subi une circoncision, dit Mark Hetfield, président de l’organisation HIAS (Hebrew Immigrants Aid Society (HIAS) dans une interview diffusée dans le film. Dans les années 1980, Hetfield travaillait pour le HIAS en Italie.
« Cela venait soutenir leur demande, ce qui est malheureux », ajoute-t-il.
Il était également demandé aux réfugiés s’ils célébraient les fêtes juives, mais leurs réponses obtenaient parfois le résultat inverse à celui escompté.
L’un des moments les plus amusants du film est le récit par Hetfield de la manière dont un candidat au visa avait raconté qu’il faisait toujours cuire le matzah lors de Yom Kippour.
Non présent dans le documentaire, le problème beaucoup plus sombre du suicide, qui a tragiquement touché un certain nombre de réfugiés soviétiques en Italie après que des visas pour les Etats-Unis leur ont été refusés.
Drob a choisi également de ne pas inclure une théorie conspirationniste qui circulait à l’époque, affirmant qu’Israël faisait pression sur les Etats-Unis pour que les demandes de visas soient rejetées avec pour objectif de forcer les réfugiés à émigrer au sein de l’état juif. Benedict Ferro, directeur de district du service d’immigration et de naturalisation américain en Italie au cours de ces années-là n’a pas voulu témoigner dans le film, précise Drob.
Finalement, tous les Juifs soviétiques qui ont été maintenus dans l’attente en Europe ont eu l’autorisation de gagner les Etats Unis grâce à l’amendement Lautenberg de 1990. La législation venait changer la définition d’un réfugié : d’un individu ayant fait face aux persécutions personnellement, elle s’était étendue à un groupe entier de personnes victimes de persécution, comme c’était le cas des Juifs en URSS.
Ce que le film ne traite pas, toutefois, est la question suivante : Pourquoi tant de Juifs soviétiques n’ont pas voulu aller en Israël ? Une interrogation qui est soulevée lors de chaque projection, dit Drob. Il explique que, parmi les raisons pratiques, il y avait la peur de la guerre, l’inquiétude face au service militaire obligatoire et de meilleures perspectives d’avenir aux Etats-Unis.
Mais Drob pense également que pour un grand nombre de ces Juifs, l’identité juive – ou plutôt son manque – rentrait également en ligne de compte.
« Aller en Israël, pour beaucoup de gens, ça voulait dire embrasser son identité juive – mais en URSS, ce n’était pas une identité populaire », affirme-t-il.
« Les Juifs soviétiques voulaient simplement qu’on les laisse en paix, sans qu’on leur adjuge un label ».
*Times of Israel Français, 22.4.17