Politique – Le “J’accuse” de Manuel Valls

Par Éric Decouty et Renaud Dély

Marianne : A vos yeux, la France de 2017 est-elle malade de l’antisémitisme ? Quel est votre diagnostic?

Manuel Valls : A observer les statistiques, on pourrait avoir une lecture encourageante. Les actes antisémites ont reculé de 59 % en 2016 : 335 actes ont été enregistrés, contre plus de 800 en 2015 et 851 en 2014. Mais seules les agressions ayant fait l’objet d’une plainte entrent dans ces chiffres. Or, de plus en plus de familles font le choix du silence, soit parce qu’elles doutent de l’efficacité de déposer une plainte, soit par peur de représailles. Par ailleurs, la nature des actes, vandalisme ou agressions physiques, est de plus en plus grave. Enfin, il faut rappeler que la comparaison avec les autres cultes a ses limites : il y a des millions de Français de religion, de confession ou de culture catholique ou musulmane, mais seulement 500 000 juifs de France, soit moins de 1 % de la population. Or, en 2014, un acte raciste sur deux était classé comme antisémite!

Ce qui n’apparaît pas dans ces chiffres, c’est l’antisémitisme « ordinaire », celui que l’on entend dans certaines classes, dans la rue, dans certains quartiers…

Il y a depuis 2000 la montée d’un antisémitisme, en général lié à l’actualité du Proche- et du Moyen- Orient. Soixante-quinze ans après la Shoah, on a crié dans les rues de Paris lors d’une manifestation « Mort aux juifs ! ». Depuis, les juifs de France ont peur et les responsables publics ont mis du temps à l’admettre. Ce phénomène est profond et on a cherché à le minimiser.

Pourquoi?

L’assassinat d’Ilan Halimi en 2006 et la tuerie de Toulouse en 2012 n’ont pas provoqué la mobilisation que l’on pouvait attendre alors qu’en 1990, on s’en souvient, la profanation du cimetière de Carpentras avait suscité une manifestation massive. C’est le signe d’une gêne parce que la profanation de Carpentras était attribuée à l’extrême droite alors qu’aujourd’hui le nouvel antisémitisme vient des quartiers populaires et d’individus d’origine immigrée et de confession musulmane. Le Conseil national des droits de l’homme a souligné que depuis 2000 les auteurs identifiés d’actes visant la communauté juive n’appartenaient plus à des groupuscules d’extrême droite mais étaient des « individus arabomusulmans ». Ce qui est effrayant, c’est de constater qu’un lien s’opère entre l’antisémitisme venant de l’extrême droite et ce nouvel antisémitisme qui traduit la même haine des juifs. Certains personnages, comme Alain Soral et Dieudonné, sont au coeur de cette synthèse. Les fondements de cet antisémitisme sont toujours les mêmes : le rapport à l’argent, la domination du pouvoir et des médias, le complotisme, la manipulation. Seule l’identité des antisémites a changé. J’ai mené le combat contre Dieudonné dès la fin de 2013 parce que j’ai pris conscience, comme élu d’Evry et comme ministre de l’Intérieur, de son influence dans nos quartiers où il contaminait des publics très différents. Or, j’ai parfois perçu une certaine gêne dans les rangs de la gauche.

Dans ce refus d’identifier ce nouvel antisémitisme, quelle est, à vos yeux, la responsabilité de la gauche?

Elle est considérable, mais ce n’est pas nouveau. L’historien Michel Winock a écrit que, jusqu’en 1898, l’antisémitisme n’était perçu par l’ensemble de la gauche, et plus particulièrement par les socialistes, ni comme un opprobre, ni comme une menace sérieuse. A la fin du XIXe siècle, les socialistes étaient loin de se désolidariser de l’esprit antisémite qui véhiculait tous les stéréotypes antisémites sur les juifs, l’argent, le capitalisme et le pouvoir Les députés socialistes présentaient l’affaire Dreyfus comme une lutteentre deux factions rivales de la classe bourgeoise. En fait, la gauche a toujours pensé que les vrais combats étaient des combats de classes, économiques et sociaux, et que les sujets identitaires ou culturels l’éloignaient de l’essentiel. Je pense le contraire. Lors de l’affaire Dreyfus, Clemenceau qui résiste aux foules ou Zola qui refuse tout compromis ont fondamentalement raison.

Aujourd’hui, que doit faire la gauche?

Elle doit pleinement se mobiliser parce que l’antisémitisme, c’est toujours le prélude d’une grande catastrophe. Ceux qui pensent que ce problème ne concerne que les juifs font une lourde erreur. En janvier 2015, certains se disaient que les caricaturistes, les policiers ou les juifs étaient tout de même des cibles bien particulières des terroristes. Il a fallu attendre le 13 novembre pour comprendre que nous sommes tous concernés. Or, la gauche doit penser toute la société, elle ne peut pas la découper en morceaux. J’appelle à une prise de conscience générale, à une sorte de néodreyfusisme. En 1898, les grandes consciences du pays se sont élevées pour dire non, pour « accuser ». A notre tour, nous devons accuser ceux qui distillent dans notre société la haine de la France et la haine de nous-mêmes. Lors de l’affaire Dreyfus, la gauche était divisée, car elle était déjà travaillée par l’antisémitisme au nom de l’antilibéralisme et du refus de la société bourgeoise. Ce qui valait hier vaut encore aujourd’hui pour certains membres de La France insoumise. Avec d’autres mots. Par exemple, dans le nouveau discours antisémite, le sioniste a remplacé le juif. J’ai apprécié qu’Emmanuel Macron dise que l’antisionisme est aujourd’hui le nouveau visage de l’antisémitisme. J’en suis convaincu.

Est-ce à dire que l’on ne peut pas critiquer Israël?

Non, pas du tout. Critiquer le gouvernement d’Israël est tout à fait légitime. C’est ce que fait la société israélienne qui reste une société dynamique et démocratique. Pour autant, l’antisionisme, c’est-à-dire la négation de l’Etat d’Israël, est devenu la manifestation de l’antisémitisme. On l’a vu lors de la manifestation de 2014. Il faut combattre toutes les formes de cet antisémitisme quotidien, ces insultes, ces appels au meurtre sur les réseaux sociaux, parce que crier « Mort aux juifs ! », c’est crier « Mort à la France ! ». En janvier 2015, quand Benyamin Netanyahou a appelé les juifs à venir en Israël, j’ai répondu : « Non ! La France sans les juifs n’est plus la France ! »

Après la profanation de la stèle d’Ilan Halimi, le gouvernement aurait-il dû s’exprimer davantage?

Il ne faut pas avoir peur de s’exprimer fort sur ces questions. Il ne faut rien lâcher, dénoncer sans relâche, agir sans cesse. L’action que j’avais engagée avec mon gouvernement contre l’antisémitisme perdure, mais il faut que la parole du président et du Premier ministre soit claire et forte. Une partie de la communauté juive a cessé de croire que nous pouvions la protéger. Des familles entières de banlieue parisienne quittent leur quartier ou partent en Israël.

Mais parler fort, n’est-ce pas prendre le risque de se fâcher avec une partie de son camp et de se retrouver, comme vous, isolé?

Oui. Mais, à gauche, je ne mets pas tout le monde au même niveau de responsabilités. Je considère, par exemple, que ce qu’écrit l’universitaire Pascal Boniface depuis des années pose un vrai problème. J’aid’ailleurs saisi les ministres des Affaires étrangères et des Armées qui financent l’Iris [Institut de relations internationales et stratégiques] de ce sujet, même s’il ne parle pas au nom de l’Iris. Il en va de même des positions de certaines personnalités de La France insoumise ou d’Edwy Plenel, le patron de Mediapart. Je ne le considère pas comme antisémite, mais je lui reproche sa complaisance parce qu’il considère l’ensemble des musulmans, pris dans une globalité dangereuse, comme « les damnés de la Terre », et qu’à ce titre il les exonère de tout. Ce sont ces quelques personnages, avec des médias, comme les Inrocks, le Bondy Blog avec Mehdi Meklat – qui est passé à travers les mailles du filet pendant des années –, qui exercent une forme de terreur intellectuelle sur une partie de la gauche. Cette « gauche divine », comme aurait dit Baudrillard, a influencé certains responsables politiques de gauche. Et puis il y a ceux qui sont passés de l’autre côté – le Parti des indigènes de la République de Houria Bouteldja ou sa « camarade », la députée (LFI) Danièle Obono –, qui, eux, conceptualisent un discours antisémite. En 2003, nous avions publié dans le Nouvel Observateur une tribune commune avec Jean-Luc Mélenchon et Vincent Peillon pour dénoncer l’islam radical, le double discours de Ramadan et son imprégnation antisémite… Toute la gauche doit reprendre ce combat aujourd’hui et le mener avec les musulmans parce que, si on ne le mène pas avec eux, ils seront gangrenés et emportés dans ce mouvement.

Quatorze ans après votre tribune commune, que pensezvous des positions actuelles de Jean-Luc Mélenchon?

Quand on a été candidat à la présidence de la République, quand on a réuni plusieurs millions de voix, on ne peut exprimer aucune complaisance à l’égard de ceux qui professent des thèses antisémites. Malheureusement, je crains que le combat ne soit perdu. A partir du moment où il cherche à me disqualifier – sans succès – en m’accusant d’être proche de l’extrême droite israélienne, il ramène le problème à Israël, au sionisme…

Aujourd’hui, n’êtes-vous pas devenu un épouvantail, une forme de repoussoir pour toute une partie de la gauche?

Le combat contre Dieudonné et mon discours à l’Assemblée le 13 janvier 2015 sont des engagements que je ne regretterai jamais. Ils font la fierté d’un parcours. J’assume. C’est le combat de ma vie. Mais il m’a désigné comme un ennemi pour certains. Et parce que je suis un responsable politique, le commentaire général oublie parfois l’essentiel. Je vais prendre un exemple. Quand Roland Dumas, ancien président du Conseil constitutionnel, ancien ministre de François Mitterrand, dit dans une grande émission que je suis « sous influence » parce que ma femme est juive et que cela ne suscite pas un tollé, c’est intolérable… Voilà pourquoi je poursuivrai ce combat !

*Marianne, 10 au 16 novembre 2017