BECHOL LASHON Français – Journée Internationale de l’Holocauste – La deuxième génération en Italie
A l’occasion de la Journée Internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste le Musée juif de Bologne propose une exposition de plaques extraites du roman graphique La deuxième génération de Michel Kichka, deux ans après la publication du livre en langue italienne pour les types de Rizzoli Lizard. Le dessins de Kichka sont exposés simultanément en Italie et en Allemagne au Musée d’Art de Gelsenkirchen et à Paris au Mémorial de la Shoah, mais l’auteur le 26 janvier était à Bologne, pour participer à la séance solennelle du conseil de la ville avec l’écrivain et historien du judaïsme Riccardo Calimani e avec le maire, Virginio Merola. Voici le texte de son discours.
Chers tous,
En réalisant La Seconda Generazione, je voulais juste ouvrir une blessure familiale qui faisait mal depuis très longtemps, la soigner puis la refermer d’une jolie cicatrice en forme de bande dessinée. Je voulais en finir avec cette douleur et la mettre derrière moi. Je voulais le faire parce que j’en vais besoin, besoin de mettre des mots et des images sur une vie qui était le mienne mais aussi celle de toute une génération d’enfants de survivants.
J’étais loin de m’imaginer que ce serait le début d’une incroyable aventure au pays de la mémoire.
J’étais loin de m’imaginer que je serais aujourd’hui à la municipalité et au Musée Juif de Bologne où mon livre serait exposé pour célébrer le journée mondiale de la Shoah.
Jeudi dernier j’étais au Mémorial de la Shoah de Paris où se tient une grande exposition est consacrée à la Shoah dans la bande dessinée. Plus les années passent et plus cet art de figuration narrative, longtemps considéré comme un sous-genre de la littérature populaire, mais 9ème Art en France, devient un lieu privilégié du récit mémoriel.
Au moment où je vous parle, mon père qui aura 91 ans en Avril, est à Bruxelles, il sait que je suis ici parmi vous, il est fier de l’honneur que vous me faites et heureux que le plus fou de ses rêves dans les années noires de sa captivité dans les Camps de la Mort, se soit réalisé: sortir vivant, fonder une famille et perpétrer le nom dont il était le dernier porteur le 11 Avril 1945, jour de sa libération à Buchenwald. Ma femme Olivia, nos trois fils David, Yonathan et Elie, et nos trois petits-enfants, Emilie, Nina et Léonard qui sont en israel et à Vancouver, sont présents auprès de moi avec vous.
Commémorer c’est un peu arrêter le temps, se retourner sur le passé, mesurer ce qui a été fait mais surtout ce qui reste à faire. C’est maintenir une flamme vive qui ne doit pas s’éteindre. Il est beaucoup plus facile d’éteindre un feu que de l’allumer. Je porte une flamme en moi, elle guide mes pas dans ma vie d’homme, de créateur et
d’éducateur. C’est la flamme de la tolérance, de l’amour de l’homme et de la paix. Des valeurs pour lesquelles ma femme m’a appris à me battre. Des valeurs porteuses d’espoir et d’avenir que je défends de mon mieux dans mes dessins.
L’Italie tient une place particulière dans ma biographie. Je vais vous l’expliquer.
L’Italie est le pays par lequel mon beau-père, Joseph Alfandari, juif de Salonique né en 1923, a participé à la reconquête alliée de l’Europe nazie. Il a quitté Paris pour fuir les arrestations de la Milice et de la Gestapo, afin de rejoindre l’unité grecque de l’Armée Britannique en Afrique du Nord, a été arrêté en Espagne par la police franquiste et jeté en prison à Miranda d’où il est parvenu à s’évader pour traverser la Méditerranée à Gibraltar et s’engager dans la RFA comme photographe aérien. Il a photographié l’Italie du ciel pour préparer le débarquement.
L’Italie est le point de départ de mon premier voyage en Israel. L’été 1969, à l’âge de 15 ans, je suis parti découvrir Israel et travailler dans un kibboutz avec le mouvement de jeunesse juive socialiste Hachomer Hatzaïr, la Jeune Garde. Dans le but de nous faire découvrir les côtes d’Israel à partir de la Méditerranée, comme les passagers de l’Exodus, nous sommes partis en bateau de Venise.
L’Italie est pour moi “Si c’est un homme”, le chef-d’oeuvre de Primo Levi écrit en 1945, immédiatement après sa libération. Ce récit autobiographique m’a bouleversé par sa capacité de révéler la noirceur maladive de l’âme tordue des bourreaux et la force de l’instinct de survie des victimes. Un livre magistral qui est l’expression de la résilience par l’écriture et qui n’a connu le succès qu’il méritait que quarante ans plus tard. Le suicide de l’auteur étant la fin choisie de sa propre tragédie.
L’Italie pour moi c’est aussi “La Vita è bella” de Roberto Benigni, ce film touchant couronné de trois Oscars, un César et un Grand Prix à Cannes. Il parle de la Shoah, du nazisme et du fascisme avec un
humour courageux et libérateur. Mon appartenance à la Deuxième Génération me l’a fait particulièrement apprécier. Mon père ne l’a pas aimé, trop de sou rance lui empêchant de prendre le recul nécessaire. D’une manière générale les survivants n’aiment pas les oeuvres de fiction qui parlent des camps. Ils préfèrent les témoignages et les documentaires.
Pour moi l’Italie c’est aussi les aventures de Max Fridman, “Rhapsodie hongroise ” et “La Porte d’Orient”, racontées et dessinées avec brio par la plume virtuose de mon ami Vittorio Giardino, auteur de Bologne, mondialement acclamé. Il y fait revivre une période de Histoire qui me parle parce qu’elle me touche de près. Elle nous touche d’ailleurs tous de près puisqu’elle parle de l’Europe d’hier, d’une période de l’histoire dont nous vivons les conséquences aujourd’hui et dont nous aurions dû avoir tiré les leçons. L’avons-nous fait?
L’Italie c’est aussi Rizzoli qui a mis ma petite histoire à la portée des lecteurs de votre beau pays en forme de botte. Le lecteur italien peut accéder à ma petite histoire personnelle qui s’inscrit dans la grande Histoire en racontant la vie d’une petite famille juive parmi tant d’autres, après la guerre, après la solution presque finale, avec mes petits cauchemars, avec la soupe qui était meilleure à la maison qu’à Auschwitz, avec mon père qui seul avait le droit de roter à table car le régime des camps lui avait donné des ulcères à l’estomac, avec mes résultats scolaires qui devaient toujours être les meilleurs pour que mon père ait sa vengeance sur Hitler.
Et l’Italie est aussi pour moi Claudio Curcio, directeur du Comicon de Napoli qui m’a invité à présenter et à signer mon livre à son festival de 2015, à quelques pas du Vésuve. Et là c’est moi qui était en éruption d’émotion.
Plus de 25 ans après Maus, la bande dessinée prend le relai des témoignages des survivants et des recherches des historiens et s’empare de ce thème presque sacré pour le mettre à la portée de tous, jeunes et moins jeunes, par le biais de la fiction et de l’humour, vecteurs avérés de la pédagogie et de l’éducation.
Mon histoire n’a ni héros ni super-héros. A part mon père, victime de la Shoah qui finalement devient héros en retrouvant la parole. Il a à son actif plus de 500 témoignages dans les écoles de Belgique et plus de 40 voyages à Auschwitz-Birkenau avec des lycéens. Mon père qui était sorti brisé des camps de la mort s’est reconstruit par la parole. Ses témoignages sont devenus sa raison d’être.
Nous vivons une période tendue et instable où la terreur veut dicter les politiques, où la facho-sphère envahit la toile, où le négationnisme et le révisionnisme essayent de réécrire l’histoire, où des réseaux sociaux de propagande se déguisent en sites d’information et où des idées nauséabondes du siècle dernier qu’on croyait révolues refont surface. Il est plus que jamais crucial d’étudier, de valoriser le savoir.
Quand l’ignorance pousse comme de la mauvaise herbe sur une terre irriguée par la haine, on ne récolte que de la violence.
Depuis dix ans je suis membre actif de Cartooning for Peace, une association internationale fondée par mon ami Plantu, caricaturiste du journal Le Monde. Il a une jolie phrase que j’aime bien citer: Avec nos petits crayons nous essayons de construire des ponts entre les peuples. Je compte parmi mes collègues des dessinateurs du monde entier, des créateurs de cultures et de croyances différentes. Dessiner et débattre avec eux m’enrichit chaque jour un peu plus, m’ouvre sur le monde et sur l’Homme. Ils sont devenus de vrais amis, pas juste sur facebook. On ne se “like” pas, on s’aime et on s’apprécie. Tous sont comme moi des combattants de la paix et de la démocratie et ils sont européens, africains, américains, asiatiques, chrétiens, juifs, musulmans ou agnostiques. Par delà nos di érences, ce qui nous rassemble et nous porte est notre croyance commune et indéfectible: notre croyance en l’homme et en la vie.
L’aventure de mon livre qui a commencé longtemps avant sa conception, ne s’est pas arrêtée au moment de sa parution. Elle se prolonge dans le temps, d’année en année, de traduction en traduction, de rencontre en rencontre. A première lecture mon père ne comprenait pas pourquoi j’avais eu besoin d’étaler au grand jour notre vie familiale. Au fil des années, depuis sa publication en Mars 2012, le
livre a fait son chemin entre lui et moi et nous a rapproché. Quand j’étais gosse à la maison, il ne nous parlait pas, à Khana, Irène, Charly et moi, pour nous protéger. Et je ne lui posais pas de questions pour ne pas l’attrister, lui qui avait tant souffert. Le non-dit était notre mode de communication. Le silence notre protection. Une protection bien illusoire.
Le livre de mon père, “Une adolescence perdue dans la nuits des camps” paru en 2004 n’a pas véritablement ouvert une page nouvelle dans notre relationnel. Certes, j’étais content pour lui qu’il l’ait écrit et content qu’il existe, car un livre est un objet qui s’inscrit dans la durée, que l’on peut lire et relire, ouvrir et refermer, poser sur une table, ranger dans une bibliothèque, offrir ou emprunter. Mais pour mon père c’était devenu le seul sujet de conversation possible, il ne parlait plus que de ça et n’écoutait que lui-même, répétant inlassablement son histoire, comme une litanie. Nous l’écoutions mais il ne nous entendait pas. Mon livre l’a obligé à m’écouter, et à travers moi mes frère et soeurs. A se rendre compte qu’il n’était pas le seul à avoir souffert dans notre famille. Charly plus que les autres.
Aujourd’hui, quand il part témoigner dans les écoles et à Auschwitz- Birkenau, il emmène avec lui son livre mais aussi le mien. Preuve qu’il a réussi son travail de mémoire. Il sait que l’oeuvre de sa vie continuera le jour où il disparaitra. Que mon livre est la prolongation du sien. Que le travail de la première génération est prolongé par celui de la seconde, qui est prolongé par celui de la troisième, puis de la quatrième.
En cette journée mondiale de commémoration de la Shoah, c’est la conclusion la plus belle que je puisse tirer.