BECHOL LASHON Français – Primo Levi, maître du savoir-revivre
On voudrait croire que ses tribulations sont celles d’un voyageur poussé par l’envie de flâner à travers l’Europe. Mais Primo Levi, libéré d’Auschwitz, a dit attendre neuf mois pour retrouver son foyer. Après l’arrivée de la première patrouille de l’Armée rouge, le 27 janvier1945, vers midi, il est resté un mois à l’infirmerie du camp principal, entre les cadavres et les moribonds, les fous et les enfants au minuscule avant-bras tatoué. Ensuite, avec ses camarades d’infortune, il a été ballotté de camp de réfugiés en camp de réfugiés. D’abord, Bogucice près de Katowice (mars à juin), où il travaille à l’infirmerie et écrit un « Rapport sur Auschwitz» à la demande de l’Armée rouge. La victoire, le 8 mai, est célébrée par un spectacle de cirque avec choeurs russes et numéros comiques. Dans le camp de Sloutsk (juillet), les différentes nationalités font la cuisine à tour de rôle. A Staryje Doroghi (juillet-septembre), dans une « Maison rouge » entourée de forêts où abondent myrtilles et champignons, les déportés reprennent des forces grâce à la viande des chevaux que l’Armée rouge démobilisée abandonne derrière elle. Ensuite, Zmerinka (18 septembre), lasi (19 septembre) et Vienne (8 octobre). C’est le 19 octobre1945 que Primo Levi débarque à Turin. Il retrouve les siens, sa maison, un lit, du travail, mais un rêve vient régulièrement le hanter. Il est avec sa famille ou des amis, à table ou à la campagne; soudain, tout se défait, le décor s’écroule et la vérité apparaît dans sa terrifiante nudité: «Je suis à nouveau dans le Camp et rien n’était vrai que le Camp. »
Un guide d’émerveillement
Pologne, Ukraine, Biélorussie, Moldavie, Roumanie, Hongrie, Slovaquie, Autriche, Allemagne et, finalement, Italie: La Trêve met en scène une odyssée qui s’effectue à pied, en carriole et en train, au moment où l’Europe, libérée de la démence nazie, commence à revivre. Ce livre de voyage se lit comme un roman picaresque, un guide d’émerveillement. Il y est question de marchandages et d’entourloupes, de football et de cinéma, de randonnées et de farniente. Parmi des dizaines de survivants, on croise Hurbinek, l’enfant d’Auschwitz qui ne sait pas parler, mais dont les yeux expriment le besoin d’amour avec une force explosive; le Grec, qui professe que celui qui n’a pas de chaussures est un sot; Leonardo, médecin déporté dans le même convoi que Primo Levi, qui le soigne de sa pleurésie. Et chacun reprend ses occupations, conformément à sa nature. Cesare, fils du soleil et boutiquier au marché aux puces de Rome, est capable de vendre une chemise trouée et un stylo qui ne fonctionne pas. Primo Levi, surnommé «Lapé» parce qu’en repoussant ses cheveux sont doux comme le pelage des lapins, passe son temps à observer, à essayer de comprendre. Traversant l’Allemagne, il est frustré de ne pouvoir demander aux fantômes déguenillés qu’il aperçoit du train s’ils ont connaissance des crimes qu’on a commis en leur nom. Après Auschwitz, où a sévi «le génie de la destruction, de l’nti-création», c’est un retour à la vie — non pas la vie abstraite, mais la vie de tous les jours, à la fois vie de chien et joie de vivre. Comme dans L’Usage du monde, de Nicolas Bouvier, paru la même année dans un tout autre contexte, l’humanité s’offre dans sa diversité ondoyante, des hommes ni bons ni mauvais, avec leurs passions, leur générosité, leur folie, leur roublardise, leurs exodes bibliques dans des caravansérails bringuebalants. Si je relis moins souvent Si c’est un homme (1947; Julliard, 1987) que La Trêve, c’est parce que le premier s’est incorporé à moi jusqu’à devenir ma substance, alors que le second, manuel de savoir-revivre, me fascine par sa drôlerie, sa capacité de joie, jamais acquises. Il est bon d’être heureux après que la mort s’est abattue sur nous; il est moral de reprendre ses activités avec une énergie redoublée, non parce que « la vie continue», mais parce que le choix de la vie est une forme de résistance. Le XXI’ siècle commence à engendrer ses propres monstruosités. Nous vaincrons les forces de mort mais, avant cela, il nous faudra mourir et vivre, mourir à travers les innocents massacrés et revivre au nom de leur vie même. Il faut choisir la joie, le rire et la lucidité comme antidotes à la peine que leur mort nous cause. La continuation de notre vie est la fidélité que nous leur devons. Parce qu’ils l’auraient voulu ainsi. •
*Ivan Jabonkla est historien. Il a signé, notamment, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (Seuil, 2012) et L’histoire est une littérature contemporaine (Seuil, 2014). Son nouveau livre, Laëtitia (Seuil), qui parait le 25 août, fait partie de la sélection pour le Prix littéraire du Monde.
Le Monde 14/07/2016.