Odessa, le visage des nombreuses identités juives
Par Daniel Reichel
Mark Twain, débarqué au milieu du 19ème siècle à Odessa, décrit la ville sur la mer Noire comme une petite Amérique. C’est un lieu de culture, d’énergie, où les gens peuvent se construire une nouvelle identité et repartir à zéro. Un rêve américain aux confins de l’empire russe. “Odessa n’avait pas sa propre tradition, mais n’avait pas peur d’expérimenter de nouvelles formes de vie et de nouvelles activités”, a déclaré un de ses célèbres citoyens, Vladimir Jabotinskij. Ici, beaucoup de Juifs, comme Isaac Babel, Sholem Aleichem, Jabotinskij lui-même, expérimenteront leurs propres idées. La ville cosmopolite d’Odessa a été un refuge et une source d’inspiration pour des Russes, des Juifs, des Ukrainiens, des Grecs et des Italiens. Mais elle a été le théâtre de terribles violences, de pogroms brutaux, de décadence. Une double âme parfaitement racontée par Charles King, professeur de relations internationales à l’université de Georgetown, et auteur de “Odessa : Splendeur et tragédie d’une cité des rêves”.
Grand connaisseur de l’Europe de l’Est, King raconte à Pagine Ebraiche ses impressions sur l’agression de Moscou, en réfléchissant sur un patrimoine en danger et sur la marque laissée dans l’histoire, y compris celle juive, par Odessa.
Qu’avez-vous pensé lorsque vous avez appris l’invasion de l’Ukraine par Poutine et sa fausse rhétorique sur la dénazification ?
C’est une déclaration particulièrement grotesque, puisque l’Ukraine a un président juif. C’est d’autant plus ridicule que c’est la Russie, et non pas l’Ukraine, qui actuellement se rapproche le plus d’un État fasciste classique : un gouvernement à parti unique, un chef tyrannique, et même un symbole iconographique – le tristement célèbre “Z” – dessiné sur les portes des journalistes et des dissidents à Moscou. Cette déclaration est évidemment absurde, mais d’ailleurs, une grande partie de la Russie de Poutine est complètement détachée de la réalité.
Un rabbin d’Odessa a déclaré qu’il a peur pas seulement de la guerre, mais aussi de la possibilité de violences internes dans la ville. Que pensez-vous de cette préoccupation ?
Cela est certainement arrivé en 2014. Odessa a connu de graves violences internes dans cette période, entre les opposants à l’ancien exécutif de Kiev et les défenseurs des manifestations Euromaïdan, qui ont amené un nouveau gouvernement au pouvoir. Odessa a également une longue histoire de violence urbaine. C’est une ville qui, malgré ses accomplissements gargantuesques malgré sa culture d’ouverture et d’expérimentation, a périodiquement connu d’horribles violences, avec ses citoyens les uns contre les autres. Toutefois, je suis moins inquiet à ce sujet pour le moment. La menace d’une invasion russe, ainsi que les événements survenus dans d’autres villes comme Kharkiv et Mariupol, a affermi un fort sentiment d’unité à Odessa.
Ces dernières semaines, de nombreux articles ont célébré Odessa comme une ville de coexistence, mais votre livre nous rappelle que ce n’était pas si simple. Comment ce mythe a-t-il commencé ? Par exemple, pourquoi les événements de l’occupation roumaine de 1941 sont-ils presque oubliés ?
L’histoire de l’Holocauste en dehors des zones contrôlées par l’Allemagne nazi est encore peu étudiée. Pendant de nombreuses décennies, les historiens roumains n’ont tout simplement prêté aucune attention à ce que les administrateurs militaires et civils roumains firent pendant la guerre, notamment dans les territoires occupés, incluant la Transnistrie et Odessa. Depuis vingt ans, toutefois, une nouvelle génération d’historiens, tant en Roumanie qu’en Ukraine, a accompli un travail énorme pour révéler cette histoire inédite. Ce qui me préoccupe maintenant, c’est qu’une grande partie du matériel essentiel pour raconter cette histoire se trouve dans les archives régionales d’Odessa. Si ce bâtiment est détruit – par un missile russe, par exemple – une grande partie de l’histoire sera perdue.
C’est encore plus valable pour les Juifs ukrainiens. Les archives d’Odessa contiennent également les registres des naissances et des mariages des communautés de l’ancienne “zone de résidence”. Il s’agit d’un témoignage inestimable de la vie juive avant la Shoah et sa perte constituerait une véritable seconde destruction des histoires familiales et régionales.
Quelle marque les Juifs célèbres de la ville ont-ils laissée à Odessa, en pensant à Babel mais aussi à Jabotinsky ou à Aleichem ?
Il n’est pas exagéré de dire qu’Odessa a ouvert la voie à différentes façons d’être Juif. Il y a la version Babel, produit d’un monde russophone mêlé à celui du yiddish. Il y a la version de Sholem Aleichem, qui était le principal catalogueur de la vie des Shtetl dans les dernières années de l’empire russe. Il y a la version socialiste, apportée dans ce qui allait devenir Israël, par des immigrants d’Odessa et d’autres parties de l’ancien empire russe. Et puis il y a la version de Jabotinsky, qui est une forme plus étroite de nationalisme juif qui – dans la vision même de Jabotinsky – se modèlerait sur d’autres formes de nationalisme européen, rejetant tout rôle spécial pour les Juifs dans l’histoire de l’humanité et construisant un État-nation comme les Italiens ou les Allemands l’avaient fait dans une phase antérieure de l’histoire. Sous tous ces traits, Odessa montre qu’il y a longtemps eu de nombreuses façons d’être Juif, tout comme il y a eu de nombreuses façons d’être citoyens de Odessa. Et c’est ce sens du pluralisme qui est à l’opposé de la Russie de Poutine aujourd’hui.
Traduction d’Alice Pugliese, révisée par Alida Caccia, étudiantes à l’École Supérieure de Langues Modernes pour les Interprètes et les Traducteurs de l’Université de Trieste, stagiaires dans le bureau du journal de l’Union des communautés juives italiennes – Pagine Ebraiche.